EN FAIT
A. La société LU SA, ayant son siège à Paris et spécialisée dans le domaine de la parfumerie, a obtenu une avance en compte du siège parisien de la T Bank (France) SA, établissement qui a été ultérieurement repris par la RBank (France) SA (pièce 1 à 6 dem.).
L'actionnaire principale et présidente du conseil d'administration de ARSA, X, également domiciliée à Paris, s'est portée caution solidaire, à concurrence de 21.000.000.- FF des engagements de sa société envers la RBank, à teneur de deux actes signés en France les 18 avril 1986 et 2 avril 1992 (pièces 10-11 dem.).
Au mois d'avril 1992, la RBank a dénoncé au remboursement le crédit consenti à L0 SA, qui s'élevait alors à plus de 18.000.000.- FF. Elle a aussi mis en demeure X, en tant que caution (pièces 9, 12 dem).
B. N'ayant pas été payée, la RBank a obtenu du Président du Tribunal de première instance de Genève, en date du 22 juillet 1992, un séquestre No ... à concurrence de 5.139.011,80 CHF sur les avoirs d'X... auprès de diverses banques du canton. Pour justifier ses prétentions, la créancière s'est prévalue des deux cautionnements qu'avait souscrits la débitrice en 1986 et en 1992.
Le séquestre a été validé par un commandement de payer No..., notifié le 14 octobre 1992. X a formé opposition à la poursuite (pièce 11 dem.).
C. Le 14 décembre 1992, la RBank a sollicité du Tribunal de première instance (de Genève) la mainlevée provisoire de l'opposition, conformément à l'art. 82 LP.
Par jugement du 13 mai 1993, le Tribunal, se ralliant aux objections de la citée, s'est estimé incompétent « ratione loci » pour connaître de la requête au regard des arts. 2 et 3 de la Convention de Lugano de 1988 sur la compétence et l'exécution des décisions civiles.
D. La RBank appelle de ce jugement. Elle expose que les juridiction canton sont bien compétentes pour se prononcer sur la mainlevée provisoire, s'agissant là d'une procédure d'exécution au sens de l'art. 16 chiffre 5 de la Convention de Lugano. X conclut à la confirmation de la décision attaquée avec suite de dépens.
EN DROIT
1. L'appel est recevable, ayant été interjeté dans le délai et suivant la forme prévus par la loi (arts. 347, 354, 356 LPC). Vu la nature de la cause, le Tribunal a statué en dernier ressort (art. 23 al. 3 LIT b LPC). Le pouvoir de cognition de la Cour se trouve ainsi restreint au cadre défini à l'art. 292 al. 1 LIT c LPC.
2. Les deux parties ont leur siège, respectivement leur domicile à Paris, alors que la présente procédure a été initiée à Genève en 1992. Il doit donc être tenu compte de la Convention de Lugano de 1988 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, à laquelle ont adhéré la Suisse et la France avec entrée en vigueur le 1er janvier 1992 (RS 0.275.11). Selon l'art. 3 de la Convention, le for spécial du séquestre prévu à l'art. 4 LDIP ne peut plus être appliqué aux différends qui entrent dans le champ de l'accord international. L'art. 2 de la Convention institue par ailleurs un for général au lieu du domicile de la partie défenderesse au litige. L'art. 16 chiffre 5 du traité réserve enfin un for exclusif, sans considération de domicile des plaideurs, en faveur des tribunaux de l'Etat du lieu d'exécution, en matière d'exécution des décisions judiciaires.
3. a) Lors des discussions qui ont eu lieu à propos de l'élaboration de l'art. 3 de la Convention, il fut précisé que la règle posée était nécessaire pour écarter le for du séquestre prévu non seulement par ce qui devait devenir, à l'époque, l'art. 4 LDIP, mais encore par de nombreuses lois cantonales de procédure (Travaux préparatoires de la Convention de Lugano, Publications de l'Institut suisse de droit comparé, Zurich 1991, p. 25-26). Les lois cantonales en question (p. ex. l'art. 57 al. 1 LIT e LOJ genevoise) concernaient la compétence « ratione loci » de l'action au fond - en reconnaissance ou en libération de dette - destinée à valider un séquestre selon les arts. 79, 83 al. 2 et 278 LP. Tel est du reste aussi l'objet de l'art. 4 LDIP (FF 1983 I 290-291).
Partant et sur la base d'une déduction « a contrario », on pourrait être amené à considérer que le for de la procédure de mainlevée provisoire, défini par le droit fédéral comme un incident de la poursuite (Gilliéron, Poursuite pour dette, faillite et concordat, Sème éd, Lausanne 1993 p. 143 ; Panchaud/Caprez, La mainlevée d'opposition, 2ème éd, § 48), ne serait pas affecté par l'art. 3 de la Convention de Lugano. En vertu de l'art. 52 LP, la mainlevée pourrait donc être requise au lieu du séquestre (ATF 26 III 13-14 ; 37 I 473 ; BlSchKG 1984 p. 115, 118 cons. 4). L'interprétation en question, sous l'angle de la Convention, est proposée par une partie de la doctrine (Patocchi, L'espace judiciaire européen, Publication Cedidac no 21, Lausanne 1992, p. 106-107 ; Amonn, Grundriss des Schuldbetreibungs und Konkursrechts, Sème éd, Berne 1993, § 19 no 13a et § 51 no 85a). Le Message du Conseil fédéral relatif à la Convention paraît aller dans le même sens (FF 1990 II 312 no 226.6 a1. 1)
b) Le raisonnement qui précède se heurte cependant à deux objections.
Une analyse de l'exclusion du for du séquestre, telle que prévue à l'art. 3 de la Convention, conduit tout d'abord à des résultats insatisfaisants si on se fonde uniquement ou principalement sur des principes du droit interne suisse (de la LP). La portée de la norme doit au contraire nécessairement être définie de manière à assurer une harmonisation avec d'autres dispositions de la Convention, notamment son art. 16 chiffre 5. Or, comme on le verra (cons. 4a), cette dernière norme appelle, dans l'optique de la Cour de justice des Communautés européennes, une interprétation qui se fonde sur des principes autonomes de droit international privé, indépendants des droits nationaux des Etats contractants (Office fédéral de la justice, Rapport du 10 juillet 1993 du groupe d'experts chargé d'examiner la nécessité d'adapter le projet de révision de la LP à la Convention de Lugano, p. 25).
En second lieu, l'admission d'une compétence « ratione loci » du juge de la mainlevée provisoire au lieu du séquestre en Suisse risquerait indirectement de vider l'art. 3 de la Convention de Lugano de sa substance. Rien ne dit en effet qu'un débiteur contre qui une mainlevée aurait été prononcée pourrait ouvrir action en libération de dette devant le juge de son domicile à l'étranger, selon l'art. 2 de la Convention, en l'absence d'un autre for spécial ou exclusif au sens dés arts. 5 à 18 de l'accord international. Qui plus est, à supposer que l'intéressé agisse en libération de dette à son domicile, ledit débiteur, demandeur dans le litige, pourrait se voir opposer une exception fondée précisément sur l'art. 2 de la Convention, qui le contraindrait à rechercher le créancier défendeur au domicile de celui-ci, en Suisse ou ailleurs.
4. a) L'analyse de l'art. 16 chiffre 5 de la Convention de Lugano (et de Bruxelles) donne lieu, quant à elle, aux réflexions suivantes.
La Cour de justice des Communautés européennes a rappelé que l'art. 16 chiffre 5 des Conventions de Bruxelles et de Lugano doit être interprété restrictivement, à partir de concepts autonomes propres au droit des conventions internationales. Le motif essentiel de la compétence exclusive des tribunaux du lieu d'exécution du jugement est « qu'il n'appartient qu'aux tribunaux de l'Etat membre, sur le territoire duquel l'exécution forcée est requise, d'appliquer les règles concernant l'action, sur ce territoire, des autorités chargées de l'exécution forcée » (arrêt Reichert c/ Dresdner Bank du 10.1.1990 cité dans Jurisclasseur Traité de droit européen, fasc. 3010 supplément 1993 no 15 et fasc. 3030 supplément 1993 no. 38).
Comme une opinion doctrinale récente l'a pertinemment relevé (Stoffel, Ausschliessliche Gerichtsstände des Lugano-Übereinkommens und SchKG-Verfahren, insbes. Rechtsöffnung, Widerspruchsklage und Arrest, Festschrift Vogel, Fribourg 1991, p. 368 à 370,379 à 383), la mainlevée provisoire prévue par l'art. 82 LP ne tend pas, au moins directement, à l'exécution forcée selon l'art. 16 chiffe 5 de la Convention de Lugano. Le juge statue au contraire sur un droit litigieux, dans une procédure sommaire fondée sur le critère de la vraisemblance de la prétention alléguée. Son prononcé consiste à distribuer les rôles de demandeur et de défendeur dans un éventuel procès au fond (en reconnaissance ou en libération de dette) qui opposera ultérieurement les parties. Ce n'est qu'à l'issue de cette procédure ordinaire ou si l'action en libération de dette n'est pas ouverte en temps utile qu'interviendra l'exécution forcée. De ces constatations, il s'ensuit que la mainlevée provisoire doit bien être considérée comme une décision au sens de l'art. 25 de la Convention de Lugano - par laquelle le juge statue sur un droit invoqué. Il ne s'agit en revanche pas d'un prononcé d'exécution selon l'art. 16 chiffre 5 du même texte (dans le même sens, Schwander, Die Gerichtszuständigkeiten im Lugano-Übereinkommen et Meier, Besondere Vollstreckungstitel nach dem Lugano-Übereinkommen, St. Galler Studien zum internationalen Recht, Vol. 2, 1990, p. 92 et suiv, 204 ; cf aussi Rapport du groupe d'experts du 10.7.1993 cité au cons. 3/b, p. 26 à 29).
Les constatations qui précèdent, sous l'angle de la Convention de Lugano, s'imposent d'ailleurs à la lumière de l'analyse qui a été faite dans le cadre de la Convention parallèle de Bruxelles - liant les pays de la Communauté européenne, à propos d'autres procédures sommaires ressemblant à la mainlevée du droit suisse, telles que les connaissent les législations de pays voisins (France, Allemagne etc, cf. Stoffel, op. cit, p. 376 à 379).
La Cour de céans estime en conséquence que les décisions de mainlevées provisoires sont soumises aux règles de for de la Convention de Lugano lorsque, comme en l'espèce, la prétention litigieuse relève de la matière traitée par l'accord international et que le débiteur cité à son domicile sur le territoire d'un Etat contractant. Dans son rapport du 10 juillet 1993 (p. 26 à 29), le groupe d'experts mis en œuvre par l'Office fédéral de la Justice, en vue d'harmoniser au besoin la LP à la Convention, semble d'ailleurs être parvenu à une conclusion identique.
b) Le principe ainsi posé peut certes amener le juge de la mainlevée à devoir procéder d'office à une instruction spéciale sur le problème de sa compétence « ratione loci », conformément aux arts. 19 et 20 de l'accord international. Des mesures probatoires particulières pourront, le cas échéant, s'avérer nécessaires, par exemple lorsque le créancier prétend qu'un domicile en Europe allégué par son débiteur est fictif. Un telle conséquence, qui dérive directement du texte de la Convention de Lugano, n'est toutefois pas de nature à remettre en cause l'application du traité en relation avec l'art. 82 LP. Dans d'autres procédures de mainlevée relevant exclusivement du droit suisse, le même genre de difficultés, quant à la détermination du for conforme à la loi, peut d'ailleurs se poser (ATF 112 III 11 = JdT 1988 II 81 ; ATF 115 III 30). I1 n'appartient pas à la Cour de céans de définir ici les mesures probatoires qui devraient être éventuellement ordonnées dans une semblable hypothèse, compte tenu du caractère sommaire de la procédure instituée à l'art. 82 LP.
c) Pour terminer, on relèvera que la solution, consistant à soumettre les jugements de mainlevée provisoire aux règles de for de la Convention de Lugano, est la seule qui permette ensuite de résoudre de manière logique les problèmes au niveau de la reconnaissance et de l'exécution éventuelles de ces décisions dans d'autres Etats contractants, selon les arts. 26 et suivants de la Convention (Stoffel, op. cit, p. 380381). Certes, lorsque la poursuite est destinée à valider un séquestre opéré en Suisse, l'exécution à l'étranger de la décision de mainlevée ne se conçoit normalement pas, vu le but spécifique de la procédure (ATF 88 III 66 ; 54 III 228-229). Cette particularité n'y change cependant rien. La cohérence du système commande de soumettre à la Convention de Lugano toutes les décisions de mainlevées, requises aussi bien dans des poursuites ordinaires que dans des poursuites en validation de séquestres.
5. En l'occurrence, la débitrice intimée est domiciliée à Paris et il n'a ni été rendu vraisemblable, ni même allégué qu'il existerait un for spécial à Genève sous l'angle des arts. 5 à 18 de la Convention de Lugano. La possibilité de requérir la mainlevée provisoire dans le canton, à la suite du séquestre opéré, était donc bien exclue (Stoffel, op : cit, p. 392-393).
La décision attaquée, conforme à la loi, sera partant confirmée avec suite de dépens.
6. Il n'incombe pas à la juridiction de céans de dire si le séquestre obtenu par l'appelante a été validé en temps utile par une autre voie, notamment en raison de la procédure qui oppose, semble-t-il, les plaideurs devant le Tribunal de Commerce de Paris (cf. dossier de première instance).
Par ces motifs
La Cour
A la forme
Reçoit l'appel formé par RBank (France) SA contre le jugement du Tribunal de première instance No 8023/1993 rendu le 13 mai 1993 dans la cause No C/34755/1993-JS SS.
Au fond
Confirme ce jugement.