Après délibéré le président du tribunal de première instance rend l'ordonnance suivante :
Vu :
l'ordonnance rendue sur base de l'art. 584 du Code judiciaire autorisant les parties demanderesses à citer la partie défenderesse, avec une réduction du délai de citation prévu à l'art. 55, 3° du C.J. à 20 jours, devant le président, siégeant en référés, à condition que la citation soit signifiée à la partie défenderesse pour le vendredi 11.2.2000 à 18 h. au plus tard
la citation signifiée par exploit de Me S. T., huissier de justice suppléant de Me J. G., huissier de justice, de résidence à Uccle, le 11 février 2000 à 14.30 h. ;
les conclusions et conclusions additionnelles et récapitulatives de la partie demanderesse déposées au greffe le 22.6.2000 et à l'audience du 8.9.2000 ;
les conclusions, conclusions additionnelles et conclusions additionnelles et de synthèse de la partie défenderesse, introduisant une demande reconventionnelle, déposées au greffe le 25.7.2000 et 5.9.2000 ;
Entendu en leurs plaidoiries les conseils des parties ;
Antécédents
La première demanderesse, société de droit américain, produit des sondes pour oxymètre et utilise pour cela notamment la technologie de la défenderesse afin de rendre ces sondes compatibles avec les oxymètres produits par la défenderesse et distribués en Europe.
Les autres demanderesses sont les distributeurs nationaux de ces sondes pour la Belgique et le Luxembourg (H. S.A.), la France (I.P. S.A.), l'Italie (G. s.r.l.) et la Grande-Bretagne (M. Ltd.).
La société N., de droit américain, est titulaire de deux brevets européens protégeant les oxymètres d'une part et les sondes jetables compatibles avec ces oxymètres d'autre part.
La particularité de l'invention de N. est un système qui permet à la sonde de reconnaître la longueur d'onde émise et de transmettre cette information à l'oxymètre.
N. est présente, avec ces brevets, tant sur le marché des sondes jetables que sur celui des oxymètres.
Elle a adressé à la mi-décembre 1999 une lettre de mise en demeure à tous les distributeurs européens des produits d'E.M., leur demandant de cesser toute commercialisation des sondes de la première demanderesse au motif que celles-ci porteraient atteinte aux deux brevets dont elle est titulaire.
Les demanderesses estiment qu'il n'y a pas de contrefaçon et que N. se rend coupable d'abus de position dominante.
Objet de la demande
Afin de prévenir une action en contrefaçon dont elles étaient menacées par la défenderesse, les demanderesses ont introduit la présente action en référé parallèlement à une action au fond devant les juridictions belges, visant à faire reconnaître la non-contrefaçon et à se voir autoriser de poursuivre la commercialisation de leurs sondes en Belgique, aux Pays-Bas, au Luxembourg, en France, en Italie, en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Autriche.
Par voie de conclusions, la défenderesse introduit une action reconventionnelle pour procédure téméraire et vexatoire et sollicite la condamnation des demanderesses au payement d'une somme de 500.000,-BEF à titre de dommages et intérêts.
Elle formule en outre une demande reconventionnelle à titre subsidiaire, si le tribunal s'estimait compétent pour connaître du présent litige, demande tendant :
à entendre dire pour doit que les brevets européens EP 104 772 B1 et EP 0 329 196 B1 de N. sont valables prima facie ;
à entendre dire pour droit qu'il apparaît que H. S.A. porte prima facie atteinte aux droits de N. résultant du brevet européen no. 104 772 B1 de N. en commercialisant, les sondes E. entrant dans le champs du brevet européen précité de N., et lui interdire, par voie de conséquence, pendant toute la durée de la procédure au fond, de commercialiser les sondes E. litigieuses sous peine d'astreinte de 50.000,-BEF par sonde ;
à entendre dire pour droit que E.M. Equipment Inc., I.P. S.A., G. s.r.l., et M. Ltd. portent atteinte aux droits de N. résultant du brevet européen no. 104 772 B1 de N. en commercialisant les sondes E. entrant dans le champs du brevet européen précité de N., en France, en Italie, en Grande-Bretagne, en Autriche, en Allemagne, au Luxembourg et aux Pays-Bas, et leur interdire, par voie de conséquence, pendant toute la durée de la procédure au fond en Belgique, de commercialiser dans les pays précités, les sondes E. litigieuses sous peine d'astreinte de 50.000,-BEF par sonde.
Discussion
Compétence internationale du juge des référés
Les demanderesses soutiennent que le juge des référés serait compétent pour prendre des mesures avec effet extra-territorial dès l'instant où il est prouvé qu'il existe un lien de rattachement réel, mais non exclusif, avec le territoire de la Belgique.
Elles basent cette compétence sur l'art. 635,5° du Code Judiciaire. Tout en arguant que l'art. 24 de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 ne serait pas applicable, elles invoquent la jurisprudence de la Cour de Justice dans les affaires Van Uden/ Decoline et Denilauler/Couchet Frères pour en déduire que si l'art. 24 précité suppose un lien de rattachement réel avec le territoire du juge du provisoire saisi, les effets extra-territoriaux des mesures à prendre ne sont pas à exclure.
Contrairement à ce que prétendent les demanderesses, ce n'est pas l'art. 4 de la Convention de Bruxelles mais bien l'art. 24 qui est applicable en l'espèce, ce dernier faisant exception à l'art. 4 lorsqu'il s'agit de mesures provisoires et conservatoires. (Civ. Bruxelles, (Prés.), 23 juin 2000, inédit, no. 00/19143 ; Civ. Bruxelles, (Prés.), 6 février 1997, inédit, no. 96/507/C).
L'art. 24 est en effet une source de compétence autonome et est applicable pour toute demande de mesure provisoire et conservatoire dès lors que le litige rentre dans le champ d'application ratione materiae de la Convention.
C'est donc indirectement, par le biais de la Convention de Bruxelles, que l'on est renvoyé au droit international privé interne, soit en matière de mesures provisoires et conservatoires dans le cas d'un défendeur étranger, à l'art. 635,5° du Code Judiciaire.
Il convient dès lors, outre l'application du droit national, de se référer aux interprétations données à l'art. 24 de la Convention de Bruxelles par la jurisprudence de la Cour de Justice et par la doctrine qui en a découlé.
L'art. 24 autorise les juridictions d'un état à prendre des mesures provisoires et conservatoires, alors même qu'elles ne seraient pas compétentes pour trancher le fond du litige, à condition qu'il y ait un lien de territorialité entre la mesure demandée et la juridiction saisie.
Afin d'éviter que l'art. 24 de la Convention ne puisse avoir pour effet de contourner les règles de compétences développées dans la convention et afin de préserver cette disposition de tout mauvais usage qui n'aurait plus de lien avec le but initial, « la doctrine et la jurisprudence conviennent de ne reconnaître compétence au juge saisi sur la base de l'art. 24 que si la mesure qui lui est demandée est appelée à être exécutée sur le territoire de son État. » (J.F. Van Drooghenbroeck, Les contours de l'art. 24 de la Convention de Bruxelles éléments de réflexion, in R. Fentiman, A. Nuyts, H. Tagars, N. Watté, L'espace judiciaire européen en matière civile et commercile, Bruxelles, Bruylant, 1999, p. 252).
Dans l'arrêt Van Uden, la Cour de Justice a consacré le principe de territorialité des mesures provisoires et conservatoires en disposant « que l'art. 24 de la Convention du 27 septembre 1968 doit être interprété en ce sens que son application est subordonnée, notamment, à la condition de l'existence d'un lien de rattachement réel entre l'objet de cette mesure et la compétence territoriale de l'État contractant du juge saisi. » (CJCE, 17 novembre 1998, C-391/95, Van Uden/Deco-line, pt. 4 du dispositif).
Les demanderesses estiment que ce lien de territorialité ne doit pas être exclusif et que des mesures extraterritoriales ne sont dès lors pas exclues dès l'instant où l'on peut prouver au moins un lien avec le territoire du tribunal saisi.
Il y a lieu d'opérer la distinction suivante : le lien de rattachement avec le territoire, nécessaire pour fonder la compétence internationale du juge des référés, saisi d'une mesure provisoire et conservatoire, se rapporte à l'objet de la mesure sollicitée, et non pas au litige existant entre les parties.
En l'espèce, il ne s'agit pas, comme les demanderesses veulent le présenter, d'une seule mesure provisoire qui doit s'exécuter partiellement en Belgique mais d'un ensemble de mesures provisoires séparées devant trouver leur exécution concrète, volontaire ou forcée sur le territoire de cinq États différents (Comm. Brux. (Pres.), 27 avril 1999, RDC, 1999.625 ; Civ. Bruxelles, (Pres.), 23 juin 2000, inedit, no. 00/19143). En d'autres mots, la mesure demandée est divisible, et appelée à trouver une exécution autonome et indépendante dans chaque état visé.
Les « divisions » étrangères de la demande n'ont aucun lien avec le territoire belge.
Les demanderesses invoquent ensuite une jurisprudence qui permettrait de conclure que les tribunaux belges seraient compétents pour ordonner des mesures provisoires avec effet extra-territorial. (Cass. 3 septembre 1999, RDC, 2000, 123 ; l'arrêt Denilauler/ Couchet Frères, Rec. 1980, 1553 ; Civ. Bruxelles (prés), 27 juin 1997, inédit no. 970627).
Les demanderesses ne formulent qu'une demande unique avec effet pour huit états européens.
Le juge ne peut donc accorder une mesure territoriale puisqu'elle n'est pas demandée et pour l'ensemble des motifs énoncés ci-dessus, doit se déclarer incompétent pour la demande extra-territoriale sollicitée.
En conséquence, il n'y a pas heu d'examiner les arguments d'incompétence tires de la doctrine du « forum non conveniens », de la territorialité du droit dès brevets, ou de l'abus de procédure.
Quant à la demande reconventionnelle
Demande d'injonction transfrontalière
La défenderesse formule une demande reconventionnelle en deux étapes :
dans l'hypothèse où le juge des référés se déclarait compétent pour prendre connaissance de la validité des brevets et de la contrefaçon, elle demande que soit dit pour droit qu'il y a prima facie atteinte à ses brevets par la SA H. et de faire interdiction à celle-ci de commercialiser les produits, E. en Belgique.
dans l'hypothèse où le juge des référés se déclarait compétent pour prendre une mesure transfrontalière telle que demandée par les demanderesses, elle demande que soit dit pour droit qu'il y a atteinte prima facie à ses brevets par l'ensemble des demanderesses et qu'il leur soit fait interdiction de poursuivre la commercialisation du produit E. dans l'ensemble des 7 pays étrangers visés.
Pour les motifs énoncés ci-dessus, la deuxième hypothèse n'est pas réalisée, de sorte que cette demande ne doit pas être rencontrée.
Le juge des référés est cependant compétent sur base de l'art. 24 de la Convention de Bruxelles et de l'art. 635,5° du Code Judiciaire, pour prendre les mesures urgentes et provisoires sur le territoire belge qui s'imposerait afin de préserver les droits de parties en matière de brevet.
Dans l'examen du bien-fondé de la demande, il revient cependant au juge des référés de vérifier préalablement s'il y a réellement urgence à ce que dès mesures provisoires soient prises.
Il est admis qu'il y a urgence dès que la crainte d'un préjudice d'une certaine gravité, voire d'inconvénients sérieux, rend une décision immédiate souhaitable. Le préjudice invoque doit, en outre, pour pouvoir faire l'objet d'une mesure provisoire en référé, être difficilement réparable.
Il est admis que l'urgence ne peut être retenue en référé lorsque la demande tend à mettre fin à une situation que l'inertie du demandeur a créée, à moins que le retard ne puisse être justifié par un motif légitime ou que des faits nouveaux n'aient aggravé le préjudice. (J. Van Compernolle et G. Closset-Marchal, Examen de jurisprudence, 1985-98, droit judiciaire privé, RCJB, 1999, p. 152-153).
En l'espèce, il est constant que N., demanderesse sur reconvention, savait depuis 1996 que la SA H. distribuait pour E.M. des sondes utilisant sa technologie. Elle a d'ailleurs abondamment argumenté dans la présente procédure que les courriers échangés en juin 1996 entre N. et E.M. avait bien pour but d'attirer l'attention d'E. sur le fait que les produits distribués portaient atteinte aux droits exclusifs de N.
L'on s'étonnera donc de l'inertie de N. pour empêcher cette atteinte. En effet, il semble qu'aucune démarche visant à mettre fin à la prétendue violation de ses droits de brevets, ni sous forme amiable ni par voie judiciaire, n'ait été entamée par N. entre juin 1996 et les mises en demeure envoyées en décembre 1999.
Aucun élément du dossier ne permet de dire que l'atteinte se serait aggravée avec le temps ou qu'un événement précis justifie la mise en œuvre d'une action urgente en l'an 2000.
Les arguments de N. développés concernant le défaut d'urgence de prendre les mesures reprises dans la demande principale valent inversement également pour les mesures demandées par elle-même à titre reconventionnel.
L'inertie dont la demanderesse sur reconvention a fait preuve permet de conclure que le préjudice dont elle se dit menacée n'est pas d'une gravité telle qu'elle appelle une intervention urgente en référé.
La demande est dès lors non fondée pour défaut d'urgence.
B. Demande pour procédure téméraire et vexatoire
La défenderesse postule la condamnation des demanderesses au payement d'une indemnité de 500.000,-BEF évaluée ex aequo et bono, en réparation du dommage cause par la faute que constitue la procédure jugée téméraire et vexatoire.
Elle estime en l'espèce que la procédure engagée par les demanderesses était nécessairement vouée à l'échec et que l'abus que représente l'utilisation du « Belgian torpedo » doit être sanctionné.
D'une part, les explications fournies sur le fond du litige ne permettent pas de dire que la position soutenue par les demanderesses sur la question de l'atteinte aux droits résultant des brevets, est nécessairement dénuée de tout fondement et qu'elles seraient téméraires à la faire valoir en justice.
D'autre part, faut-il considérer que le choix d'intenter une procédure négative en non-contrefaçon, le choix du for belge et le choix d'une demande en référé de mesure provisoire avec effet extraterritorial seraient téméraires et vexatoires ?
L'on ne peut contester que les demanderesses étaient menacées par la défenderesse d'une procédure en contrefaçon. Cela résulte clairement des lettres de mise en demeure envoyées aux différentes demanderesses en décembre 1999.
Sachant que plusieurs fors s'offraient potentiellement à un tel litige, est conforme au principe d'égalité des armes de reconnaître le droit au « forum-shopping » à chacune des parties, et non pas seulement au demandeur en contrefaçon.
Si l'art. 21 de la Convention de Bruxelles a pour effet d'empêcher un autre for de connaître d'une affaire lorsque celle-ci est portée devant une juridiction d'un état membre de la convention, cela révèle la volonté de la Convention de considérer les juridictions de tous les états membres comme équivalentes.
En tout état de cause, la procédure en référé devant un tribunal belge se poursuit dans un délai raisonnable et abouti à une ordonnance exécutoire nonobstant appel, de sorte qu'aucun argument ne peut valablement être tiré de la prétendue lenteur des tribunaux belges.
La défenderesse ne prouvé pas que le choix de la Belgique serait en l'espèce moins valable qu'un autre. Il n'est pas contesté que les produits litigieux sont en effet commercialisés, entre autres, en Belgique et que (une partie de) la mesure demandée a un lien réel avec notre territoire. Les règles de compétences sont les mêmes pour les actions positives et négatives.
Si le juge des référés se déclare incompétent pour prendre la mesure extraterritoriale demandée, il faut bien reconnaître que la question telle qu'elle est posée dans la présente affaire, comme dans l'affaire similaire qui a donné lieu à l'ordonnance du 23 juin 2000 du juge de céans, n'était pas encore tranchée au jour de la citation le 11 février 2000. Il s'agit d'une matière en constante évolution jurisprudentielle et doctrinale et il ne peut dès lors être considéré comme téméraire et vexatoire de la part des demanderesses d'avoir engagé cette procédure.
La demande reconventionnelle doit être rejetée.
Par ces motifs,
Nous, Madame M.H., juge, désignée pour remplacer le président du tribunal de première instance de Bruxelles ;
assistée de H.V., greffier ;
Vu la loi du 15 juin 1935 sur l'emploi des langues en matière judiciaire ;
Statuant au provisoire, contradictoirement ;
Rejetant toutes conclusions autres plus amples ou contraires ;
Nous déclarons incompétent pour prendre connaissance de la demande principale ;