Le 20 décembre 1983, la société D., société principale du groupe D.B., d'une part, et les sociétés S. Ltd et C S.A., sociétés aux droits desquelles se trouve actuellement la S.A. B et qui seront ici désignées sous cette dénomination dans la suite du présent arrêt, d'autre part, se sont obligées à élaborer en commun une offre relative au projet du ministère des Mines et de l'Energie du Cameroun dénommé « Adduction d'eau dans onze centres urbains du Cameroun » et, en cas de commande, à accomplir en commun comme groupement le contrat conclu avec le client.
Aux termes du procès-verbal qu'elles ont établi à cette date, les parties se sont engagées à « agir exclusivement et à ne pas se lier à d'autres partenaires sous réserve de (la) compétitivité des offres de chaque partenaire ».
- Le 24 janvier 1984, la société W., qui fait partie du groupe D.B., et la société B signèrent une convention ayant l'objet prévu par le procès-verbal du 20 décembre 1983. Cette convention confirmait l'exclusivité stipulée dans ce procès-verbal sans reprendre toutefois la réserve relative à fa compétitivité des offres.
- Le groupement W. B. déposa sa soumission le 30 janvier 1984.
- A l'ouverture des offres, la société B constata que la société P., également membre du groupe D.B., avait participé à l'offre faite par une autre société, la société de droit finlandais P., ce dont elle se plaignit immédiatement auprès de la société W.. Celle ci lui répondit, par télex du 8 février 1984, qu'il s'agissait d'une erreur due à un mauvais échange des informations au sein du groupe et qu'elle s'en excusait.
- L'offre du groupement W. B fut classée en sixième position sur six offres rentrées, étant sensiblement plus chère que les offres concurrentes ; l'offre finlandaise fut classée en cinquième position.
Par la suite, le marché fut divisé et la réalisation des différents lots, confiée à plusieurs entreprises.
Les lots 1 d'une part et 3,4 et 5 d'autre part furent confiés à l'ensemblier finlandais dont la soumission comprenait la participation de P.
Concernant ce lot, le classement fut le suivant :
1. Société « X »,
2. Société « Y »,
3. Société finlandaise et P.,
4. Société « Z »,
5. Sociétés W. B.
Le 7 novembre 1984, la société B écrivit au « Gruppe D.B. pour lui réclamer l'indemnisation du préjudice qui lui avait été causé par la violation des accords d'exclusivité, préjudice qu'elle évaluait au minimum à 10 % du montant de sa part du marché. Par des courriers subséquents, elle le mit en demeure de lui payer, à titre de dommages et intérêts, une somme de ... BEF représentant ses frais d'études et de voyages.
Attendu que, devant le refus de paiement qui lui était opposé, la S.A. B fit citer les sociétés D.B., W.P. aux fins de les entendre condamner solidairement, in solidum ou l'une à défaut de l'autre, au paiement de ... BEF, augmentés des intérêts moratoires à dater du 7 novembre 1984 ;
Que le premier juge a renvoyé la cause au rôle à l'égard de la première défenderesse, qui faisait défaut devant lui ; qu'il a déclaré pour le surplus la demande non fondée en tant qu'elle était dirigée contre les sociétés W. et P. ;
Que cette décision est frappée d'appel par la S.A. B., qui sollicite devant la cour la condamnation solidaire, in solidum ou l'une à défaut de l'autre de ces deux dernières sociétés, au paiement :
- de la somme en principal de ... BEF ou subsidiairement, de ... BEF,
- des intérêts sur cette somme à partir du 7 novembre 1984, ainsi que d'une indemnité pour dépréciation monétaire depuis le 7 novembre 1984 jusqu'au jour du paiement intégral, basé sur l'indice des prix de détail, cette indemnité calculée en août 1996 s'élevant à ... BEF ou, subsidiairement, à ... BEF ;
Que l'appel n'est pas dirigé contre la société D.B. ;
Que, par la voie d'un appel incident, les sociétés W. et P. concluent, pour leur part, à l'incompétence des juridictions belges à connaître du litige ;
Quant à la compétence :
1. Attendu que la S.A. B fonde la compétence des juridictions belges sur l'art. 5,1 de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 sur la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, disposition dérogeant à l'art. 2 de la même Convention et qui énonce que le défendeur domicilié sur le territoire d'un Etat contractant peut être attrait, en matière contractuelle, dans un autre Etat contractant devant le tribunal du lieu où l'obligation a été ou doit être exécutée ;
Que les sociétés W. et P. ne contestent pas l'application de cette convention, mais soutiennent que l'art. 5,1 n'est pas applicable en l'espèce ;
2. Attendu qu'à bon droit, le premier juge a rappelé que le terme « obligation » de l'article précité vise l'obligation contractuelle qui sert de base à faction judiciaire (CJCE, arrêt De Bloos, 6 octobre 1976, aff. 1486, Rec., 1976, p. 1497, jurisprudence confirmée par la Convention d'adhésion du 9 octobre 1978 et par les versions ultérieures de la Convention de Bruxelles) ;
Qu'il est constant que l'obligation contractuelle qui sert en l'espèce de base à l'action consiste en « l'engagement d'agir exclusivement et de ne pas se lier à d'autres partenaires » dans le cadre du marché public susdit engagement que la S.A. B reproche aux sociétés W. et P. de ne pas avoir respecté ;
3. Attendu qu'à juste titre également, le premier juge a constaté que le lieu d'exécution de l'obligation litigieuse doit être déterminé conformément à la loi qui régit cette obligation telle qu'elle est désignée par la règle de conflit du for (cf. CJCE, arrêt Tessili, 6 octobre 1976, aff. 1286, Rec., 1976, p. 1473, arrêt Custom Made Commercial, 29 juin 1994, C-288/92, Rec., p. 12913 ; arrêt GIE Groupe Concorde e.a., 28 septembre 1999, C- 440/97, non encore publié au Recueil) ;
Qu'ainsi que le premier juge l'a rappelé, la loi régissant cette obligation ne peut être déterminée en appliquant les règles de la Convention sur la loi applicable aux obligations contractuelles signée à Rome le 19 juin 1980 et approuvée par la loi du 14 juillet 1987, cette loi n'ayant rendu ladite Convention applicable qu'aux contrats conclus depuis le 1er janvier 1988 ;
Que le droit international privé beige en vigueur antérieurement désignait cependant déjà comme loi applicable au contrat, à défaut pour les parties de l'avoir choisie ce qui est le cas en l'espèce, la loi du pays avec lequel le contrat présente les liens les plus étroits (cf. not. R. Vander Elst, Droit international privé 1. Règles générales des conflits de lois, Rép. Not, T. XV, L. XIV, Bruxelles, Larcier, 1990, no. 58.3, p. 109 ; B. Hanotiau et M. Fallon, « Chronique de jurisprudence Les conflits de lois en matière d'obligations contractuelles et non contractuelles (1965/1985) », J.T. 1987, no. 12, p. 100) ;
Que les parties ne contestent pas cette analyse, mais divergent sur la détermination de ce pays, les sociétés W. et P. soutenant qu'il s'agit de l'Allemagne, alors que la S.A. B., suivie sur ce point par le premier juge, considère qu'il s'agit de la Belgique ;
Attendu qu'il se constate que tant l'accord du 20 décembre 1983 que la convention du 24 janvier 1984 ont été conclus à Bruxelles en français ; que la S.A. B., qui représentait la part prépondérante du marché, a été considérée comme le leader du groupement et centralisait les opérations à Bruxelles en vue de l'élaboration de l'offre commune ;
Qu'il y a lieu dès lors d'admettre que la loi belge est la loi du pays avec lequel le contrat en ce compris l'engagement d'exclusivité qu'il comportait présentait les liens les plus étroits ; Que cette analyse n'est pas énervée par le fait que des organismes bancaires allemands contribuaient au financement du projet camerounais et que le marché public devait s'exécuter au Cameroun, pas plus que par les circonstances, invoquées par les sociétés W. et P., que le siège social dé ces dernières était situé en Allemagne et que c'est dans ce dernier pays que la société P. a entrepris des négociations avec la société finlandaise P. ;
4. Attendu que l'on ne peut suivre, par ailleurs, les sociétés W. et P. lorsqu'elles soutiennent subsidiairement que, conformément au droit belge, le lieu d'exécution de l'obligation servant de base à l'action se situerait en Allemagne, au motif qu'à défaut de détermination du lieu d'exécution de l'obligation dans la convention même, il faudrait avoir égard au prescrit de l'art. 1247, al. 2, du Code civil, en vertu duquel le paiement de l'obligation doit être effectué au domicile du débiteur, conformément au principe de la généralité des dettes ;
Que les sociétés W.et P. font valoir à cet égard que, dans le langage du droit, le mot « payer » ne signifie pas seulement, comme dans le langage courant, s'acquitter d'une dette d'argent, mais accomplir la prestation due, quel qu'en soit l'objet, en telle sorte qu'on peut également parler du paiement d'une obligation de non facere ; Attendu que cette argumentation ne peut être accueillie, l'intention des parties ayant été à l'évidence, d'une manière implicite mais certaine, ainsi que la S.A. B le soutient, de contracter une obligation d'exclusivité générale et applicable en quelque lieu que ce soit dans le monde ;
5. Attendu que la question qui se pose est dès lors de déterminer si le fait que « l'engagement d'agir exclusivement et de ne pas se lier à d'autres partenaires dans le cadre du marché public considéré » devait notamment être respecté en Belgique - et l'a été effectivement, puisque c'est en Allemagne que la société P. a négocié. avec la société finlandaise P. suffit à rendre compétentes les juridictions belges ;
Que le premier juge a résolu cette question par l'affirmative, au motif que « l'obligation d'exclusivité litigieuse (était) corollaire à l'élaboration en commun de l'offre »;
Que la S.A. B fait valoir, quant à elle, que l'obligation d'exclusivité a été partiellement exécutée en Belgique, puisque l'engagement d'exclusivité a permis l'élaboration de l'offre commune et que ce simple fait suffit pour que les juridictions belges se déclarent compétentes ;
Attendu qu'il n'apparaît cependant pas avec certitude que la question susdite doive être résolue en ce sens ;
Qu'ainsi, en effet, que précédemment relevé, la volonté des parties a nécessairement été que l'engagement d'exclusivité qu'elles ont souscrit chacune soit respecté par elles sans aucune restriction d'ordre géographique ; que ce qui était essentiel dans leur intention était que leur cocontractant ne s'engage pas avec un autre partenaire en vue de présenter une offre dans le cadre du marché public camerounais concerné, peu importe l'endroit où pareil engagement serait contracté ou exécuté ;
Que le lieu d'exécution de l'obligation considérée était ainsi particulièrement multiple (sur les difficultés d'application de l'art. 5,1 de la Convention lorsque le lieu d'exécution de l'obligation servant de base à l'action est multiple ou impossible à déterminer, cf. not. Rép. Int. Dalloz, V. « Convention de Bruxelles (compétence), no. 132 et réf. citées ; H. Gaudemet Tallon, Les Conventions de Bruxelles et de Lugano, Compétence internationale, reconnaissance et exécution des jugements en Europe », éd. Montchrestien, Paris, 2e éd., 1996, no. 164, p. 119) ;
Que, cependant, le principe de la sécurité juridique constitue l'un des objectifs de la Convention de Bruxelles (cf. not. CJCE, arrêt Owens Bank, 20 janvier 1994, C-129/92, Rec., p. 1-117, point 32 ; arrêt précité GIE Groupe Concorde e.a. 28 septembre 1999, point 23) ;
Que ce principe exige notamment que les règles de compétence qui dérogent au principe général de la Convention de Bruxelles, telles que l'art. 5,1 soient interprétées de façon à permettre à un défendeur normalement averti de prévoir raisonnablement devant quelle juridiction, autre que celle de l'Etat de son domicile, il pourrait être attrait (CJCE, arrêt Handte, 17 juin 1992, C-26/91, Rec. p. 13967, point 18 ; arrêt précité GIE Groupe Concorde e.a., 28 septembre 1999, point 24) ;
Que le lieu d'exécution de l'obligation a été choisi comme critère de compétence parce que, précis et clair, il s'intègre dans l'objectif général de la convention, qui consiste à instaurer des règles garantissant une certitude quant à la répartition des compétences entre les différentes juridictions nationales susceptibles d'être saisies d'un litige en matière contractuelle (CJCE, arrêt Custom Made Commercial, 29 juin 1994, C-288/92, Rec., p. 12949, point 15) ;
Qu'en particulier à propos d'un litige relatif à un contrat de travail, la Cour de justice a considéré que, dans l'hypothèse où le travail est effectué dans plus d'un Etat contractant, il importe d'interpréter les dispositions de la Convention de façon à éviter une multiplication des juridictions compétentes, afin de prévenir le risque de contrariété de décisions et de faciliter la reconnaissance et l'exécution des décisions judiciaires en dehors de l'Etat dans lequel elles ont été rendues (arrêt Dumez, 11 janvier 1990, C-2201/88, Rec., p. 1-49, point 18 ; arrêt Mulox, 13 juillet 1993, C-1251/92, Rec. 1993, p. 1 4099, point 21 ; cf. aussi à propos d'un contrat d'agence commerciale : arrêt Leathertex Division Sintetici, 5 octobre 1999, C-4201/97, non encore publié au recueil) ;
Qu'elle a pour ce motif, dit pour droit que l'art. 5,1 de la convention doit être interprété en ce sens que, dans l'hypothèse d'un contrat de travail en exécution duquel le salarié exerce ses activités dans plus d'un Etat contractant, le lieu où l'obligation caractérisant le contrat a été ou doit être exécuté, au sens de cette disposition, est celui à partir duquel le travailleur s'acquitte principalement de ses obligations à l'égard de son employeur (arrêt Mulox précité) ou celui où le travailleur a établi le centre effectif de ses activités professionnelles (arrêt Rutten, 9 janvier 1997, C-383/95, Rec. 1997, p. 1-70) ;
Attendu que cette jurisprudence concerne toutefois essentiellement des litiges relatifs à l'exécution de contrats de travail, contrats qui, selon la Cour de justice, présentent des particularités propres justifiant une interprétation spécifique de la Convention de Bruxelles (arrêt GIA Groupe Concorde e.a. précité, 28 septembre 1999, point 18) ;
Qu'en l'espèce, ce n'est pas l'exécution d'un tel contrat qui est en cause ;
Qu'il convient néanmoins de relever que la Belgique était le lieu où les parties avaient en fait le plus grand intérêt à respecter leur engagement d'exclusivité puisque c'est dans ce pays qu'elles devaient élaborer l'offre commune ;
Que, d'une manière plus générale, il apparaît de l'ensemble des données de la cause qu'il y a un lien de rattachement particulièrement étroit entre le présent litige et les juridictions belges ;
Qu'il n'est peut être pas dénué d'intérêt de rappeler à cet égard que la liberté d'option conférée au demandeur, par l'art. 5 de la convention « a été introduite en considération de l'existence, dans certaines hypothèses bien déterminées, d'un lieu de rattachement particulièrement étroit entre une contestation et la juridiction qui peut être appelée à en connaître, en vue de l'organisation utile, du procès » (arrêt Tessili précité, point 13) ;
Attendu qu'eu égard aux incertitudes qui existent ainsi quant à l'interprétation de l'art. 5,1 de la Convention de Bruxelles, la cour estime nécessaire de poser à la Cour de Justice des Communautés européennes la question préjudicielle précisée au dispositif du présent arrêt ;
Par ces motifs,
La cour, statuant contradictoirement,
Vu l'art. 24 de la loi du 15 juin 1935, reçoit l'appel,
Avant dire droit sur son fondement,
Pose à la Cour de Justice des Communautés européennes, en vertu du protocole du 3 juin 1971, relatif à l'interprétation par cette Cour de la Convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, la question préjudicielle suivante :
L'art. 5, point 1, de la Convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L. 299, p. 32), telle que modifiée par la Convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du royaume de Danemark, d'Irlande et du Royaume Uni de Grande Bretagne et d'Irlande du Nord (JO, L. 304, p. 1, et texte modifié, p. 77) et par la Convention du 25 octobre 1982 relative à l'adhésion de la République hellénique (JO, L. 388, p. 1) doit il être interprété en ce sens que le défendeur domicilié sur le territoire d'un Etat contractant peut être attrait, en matière contractuelle, dans un autre Etat contractant devant le tribunal de l'un quelconque des lieux où l'obligation a été ou doit être exécutée, en particulier lorsque, consistant en une obligation de ne pas faire - telle que, comme en l'espèce, un engagement d'agir exclusivement avec un cocontractant en vue de la remise d'une offre conjointe dans le cadre d'un marché public et de ne pas se lier avec un autre partenaire -, cette obligation doit être exécutée en quelque lieu que ce soit de par le monde?
Dans la négative, ledit défendeur peut il être attrait précisément devant le tribunal de l'un des lieux où l'obligation a été ou doit être exécutée et, en ce cas, selon quel critère ce lieu doit il être déterminé?