Objet des demandes
L'action mue par la S.A. Etablissements Cordonnier tend à la condamnation de la S.A. de droit français Bordeaux Tradition :
à fournir ses comptes relatifs aux commandes qu'elle a recueillies en 1999 sur le marché beige, dans les dix jours à compter du prononcé du jugement, sous peine d'une astreinte de 100.000 BEF par jour de retard à communiquer une liste complète des commandes recueillies en 1999 sur le marché belge ;
au paiement des sommes provisionnelles de :
531.733 BEF à titre d'indemnité compensatoire de préavis ;
531.733 BEF à titre d'indemnité d'éviction ;
et 1.000.000 BEF à titre d'arriérés de commissions relatives à l'année 1999 ;
sommes majorées des intérêts judiciaires à dater du 6 mars 2000, date de la citation, et des dépens.
Elle demande de renvoyer la cause au rôle pour le surplus.
La S.A. Bordeaux Tradition conclut, quant à elle, à l'absence de juridiction du tribunal de céans pour connaître de la cause.
A titre subsidiaire, elle demande de déclarer le défaut de juridiction pour la demande d'arriérés de commissions.
A titre plus subsidiaire, elle conclut au non-fondement des demandes.
Elle postale également la condamnation de la SARL Intermedoc, défenderesse sur intervention forcée :
à produire l'ensemble de ses livres comptables et carnets de commande ;
au paiement de la somme provisionnelle de 1.000.000 BEF sur un préjudice global évalué sous toutes réserves à une somme de 10.000.000 BEF.
Procedure
1. La demande en intervention et garantie
Pour autant que de besoin, il convient de préciser que la S.A. Bordeaux Tradition a appelé en intervention forcée la SARL Intermedoc par citation du 4 avril 2001.
Cette demande en intervention et garantie a été introduite à l'audience du 30 mai 2001, date fixée sur base de l'art. 747, par. 2 du Code judiciaire pour plaider la demande principale.
La demande en intervention et garantie, formellement contestée, n'étant pas en état d'être jugée à cette audience, elle fut renvoyée au rôle.
Par application de l'art. 814 du Code judiciaire, la cause principale a été plaidée et prise en délibéré.
2. Production de pièces
A l'audience du 30 mai 2001, la défenderesse entend joindre à son dossier une pièce nouvelle.
La demanderesse s'y oppose.
Cette pièce n'est pas reprise dans l'inventaire de la défenderesse et n'a pas été soumise à la contradiction.
Par application de l'art. 740 du Code judiciaire, elle doit être écartée des débats.
Les Faits
A l'examen des pièces et des exposés des parties, les principaux faits de la cause peuvent être résumés comme suit :
La demanderesse exerce les fonctions d'agent « multicarte » sur le marché des vins en Belgique depuis de nombreuses années.
La défenderesse est, quant à elle, une société française spécialisée dans le négoce de vins de la région bordelaise.
Il est constant que la défenderesse, créée le 1 janvier 1981, par Monsieur I. C. a repris les accords existants auparavant entre la société Cruse & Fils Frères et la demanderesse, celle-ci ayant toujours été l'agent exclusif de Cruse & Fils Frères pour le territoire belge. Ainsi, toute affaire conclue en Belgique par la défenderesse ouvrait un droit à une commission dans le chef de la demanderesse.
Le 1 décembre 1999, au cours d'un entretien ayant eu lieu à Bruxelles, la défenderesse mit fin à la relation contractuelle nouée de longue date entre les parties.
Par courrier du 1 janvier 2000, la demanderesse prit acte de la rupture et lui demanda de lui faire parvenir un état des comptes arrêté au 1er décembre 1999.
Par courrier du 8 février 2000, la défenderesse confirma que le contrat avait été rompu à son initiative, lors de l'entretien du l décembre 1999. Elle justifia la rupture en invoquant l'existence dans le chef de la demanderesse d'une faute grave l'autorisant à rompre unilatéralement, sans préavis, ni indemnité le contrat d'agent commercial. Cette faute grave consistait en la création à Bordeaux d'une société de négoce exerçant des activités concurrentes aux siennes. Elle annonça également qu'au regard de cette faute grave et du préjudice en résultant, elle estimait ne pas devoir les commissions afférentes à l'année 1999 et qu'elle n'enverrait pas d'état de comptes.
A cet égard, il convient de préciser d'une part, qu'il est constant qu'en janvier 1998, Messieurs J.-B. et E. C., fils de Monsieur P. C., fondèrent la SARL Intermedoc, laquelle est active dans le négoce du vin sur la place de Bordeaux et d'autre part, que Monsieur Etienne Cordonnier travaille également au sein de la demanderesse.
Le 6 mars 2000, la demanderesse lança citation.
Discussion
1. Quant à la compétence internationale du tribunal de céans
La défenderesse décline la compétence du tribunal de céans pour connaître de la demande. Elle invoque l'art. 5.1 de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968.
En l'espèce, il n'est pas contesté que le tribunal doit faire application dudit article. Celui-ci dispose que « le défendeur domicilié sur le territoire d'un Etat contractant peut être attrait dans un autre Etat contractant : en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l'obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée ».
Le lieu où l'obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée doit être déterminé conformément à la loi qui régit l'obligation litigieuse selon les règles de conflit de loi de la juridiction saisie (C.J.C.E., arrêt Tessili du 6 octobre 1976, Rec., p. 1473 et suivantes).
Il convient donc d'abord de déterminer, à l'aide des règles de conflit de loi, le droit régissant le contrat et ensuite d'établir le lieu d'exécution de l'obligation contractuelle litigieuse.
Les règles belges de conflit de loi applicables en l'espèce ne peuvent être recherchées dans la Convention de Rome relative au droit applicable en matière contractuelle, celle-ci n'étant pas en vigueur lors de la conclusion du contrat.
La seule règle de conflit de loi disponible en l'espèce est la règle contenue à l'art. 27 de la loi du 13 avril 1995 relative au contrat d'agence, loi dont l'application au fond du litige n'est ni contestée, ni contestable. Cette loi, bien qu'elle soit postérieure à la conclusion du contrat, est applicable dès lors qu'elle est applicable aux contrats en cours, dans les limites de son art. 29 (D. Putzeys, « Le contrat d'agence commerciale: entre chien et loup », in La distribution commerciale dans tous ses états, éd. Jeune Barreau de Bruxelles, 1997, p. 111).
Ledit article 27 désigne la loi belge comme étant applicable à toute activité d'un agent commercial ayant son établissement principal en Belgique.
Il convient de rappeler à ce stade du raisonnement la triple demande formée par la demanderesse, à savoir, le paiement d'une indemnité compensatoire de préavis, le paiement d'une indemnité d'éviction et enfin le paiement d'arriérés de commissions, ainsi que le principe selon lequel le droit d'un agent à obtenir le paiement de ses commissions, comme sa demande de versement d'une indemnité compensatoire pour rupture abusive du contrat trouve sa base dans le non-respect d'une obligation contractuelle (C.J.C.E., arrêt Arcado-Haviland du 8 mars 1988, Rec. p. 1551).
C'est donc la loi belge qui est applicable au contrat liant les parties au litige et aux demandes formées par les Etablissements Cordonnier.
En ce qui concerne la demande tendant au paiement de l'indemnité compensatoire de préavis, il est constant que cette demande constitue l'accessoire de l'obligation principale de donner un préavis. Cette dernière obligation s'exécute au lieu d'établissement de l'agent. Par voie de conséquence, le lieu d'exécution de l'indemnité compensatoire de préavis est également le lieu d'établissement de l'agent, soit in casu la Belgique.
Le tribunal de céans est dès lors compétent pour connaître de cette demande.
Le même raisonnement peut être suivi pour ce qui est de la demande tendant au paiement d'une indemnité d'éviction. « Cette indemnité sanctionne, comme l'indemnité compensatoire de préavis, le même fait juridique, à savoir la résiliation unilatérale du contrat par le commettant et, dans cette mesure peut être qualifiée d'accessoire à l'obligation de résilier sans faute le contrat (en respectant notamment un préavis suffisant), obligation qui s'exécute au siège de l'agent » (en ce sens, P. Hollander, « L'Arrêt Leathertex : Shenavai revisité? » , note sous C.J.C.E. 5 octobre 1999, R.D.C., 2000, p. 177).
En ce qui concerne le paiement d'arriérés de commissions, la défenderesse soutient d'une part, que conformément au principe de la quérabilité des dettes, le juge belge n'est pas compétent et d'autre part, que s'agissant d'une obligation équivalente à celles invoquées dans ses deux premiers chef de demande, il ne peut être fait application de l'adage selon lequel « l'accessoire suit le principal » consacré par l'arrêt Shenavai (C.J.C.E., 15 janvier 1987, Rec., p. 251). Elle invoque à cet égard l'arrêt Leathertex du 5 octobre 1999 de la C.J.C.E. (R.D.C., 2000, p. 170 et suivantes).
Dans cet arrêt rendu sur question préjudicielle, la C.J.C.E. a décidé que « l'art. 5.1 de la convention du 27 septembre 1968 ... doit être interprété en ce sens que le même juge n'est pas compétent pour connaître de l'ensemble d'une demande fondée sur deux obligations équivalentes découlant d'un même contrat, lorsque, selon les règles de conflit de l'Etat de ce juge, ces obligations doivent être exécutées l'une dans cet Etat et l'autre dans un autre Etat contractant » (voir à cet égard, les commentaires notamment de P. Hollander, op. cit., p. 175 et suivantes et N. Watté, A. Nuyts et H. Boularbah, « La convention de Bruxelles, J.T.D.E., 2000, p. 227, no. 4 ; D. Matray, » Les contrats commerciaux « , in Le point sur le droit commercial, Formation permanente C.U.P., janvier 2000, p. 38 et suivantes).
En l'espèce, compte tenu des circonstances propres de la cause, cette argumentation ne peut être suivie.
En effet, il n'est pas contesté que la demanderesse a toujours précisé sur ses états annuels que ses commissions étaient payables sur son compte bancaire à Bruxelles et que la défenderesse les a toujours payées sur ce compte bancaire en Belgique.
De cet usage constant et non contesté, il ressort que les parties ont marqué tacitement mais certainement leur accord sur le paiement en un lieu autre que celui du domicile du débiteur et de déroger au principe de la quérabilité des dettes énoncé par l'art. 1247 du Code civil.
Le tribunal de céans est dès lors également compétent pour connaître de cette demande.
2. Quant au fond du litige
a. Quant à l'indemnité compensatoire de préavis
La demanderesse réclame le paiement d'une indemnité compensatoire de préavis à défaut pour la défenderesse d'avoir respecté le prescrit de l'art. 19, al. 3 de la loi du 13 avril 1995 relative aux contrats d'agence commerciale.
Ledit art. 19, al. 3 prévoit que » peuvent seuls être invoqués pour justifier la résiliation sans préavis ou avant l'expiration du terme, les circonstances exceptionnelles ou manquements graves notifiés par exploit d'huissier de justice ou par lettre recommandée à la poste, expédiée dans les sept jours ouvrables qui suivent la résiliation « .
Il convient d'abord de rappeler que le législateur a expressément prévu que les dispositions de la loi du 13 avril 1995 soient applicables aux contrats en cours à la date de son entrée en vigueur (cfr. D. Putzeys, op. cit.), même si cela surprend, semble-t-il, la défenderesse.
Par ailleurs, il résulte de l'exposé des faits que la défenderesse n'a point invoqué l'existence d'une faute grave dans le respect des formes prescrites et dans les sept jours ouvrables ayant suivi la rupture des relations contractuelles du 1 » décembre 1999.
Elle ne peut dès lors plus être admise à invoquer une faute grave dans le chef de la demanderesse.
Elle a rompu le contrat d'agence sans préavis de sorte que la demanderesse est en droit d'obtenir une indemnité compensatoire du préavis qui ne lui a pas été accordé, correspondant à une durée de préavis de 6 mois (art. 18 de la loi de 1995).
Quant au montant de l'indemnité, celui-ci doit être calculé sur base du délai de préavis et de la rémunération de l'agent.
La demanderesse fixe cette indemnité à la somme provisionnelle de 531.733 BEF, correspondant à la moitié du total des commissions de l'année 1999 calculées provisoirement sur base des commandes transmises à la défenderesse.
Ce montant n'est pas contesté en tant que tel et parait raisonnable au regard des pièces produites.
Il y a lieu d'y faire droit.
Il convient également de condamner la défenderesse à produire les comptes relatifs aux commandes recueillies en 1999 sur le marché belge, sous peine d'une astreinte ramenée à une somme plus raisonnable de 5.000 BEF par jour de retard.
La pièce 9 produite par la défenderesse comme étant une copie des comptes de l'année 1999 porte en réalité sur l'année 1998.
L'examen des autres moyens ne saurait amener le tribunal à un autre dispositif de celui qui résulte des moyens précédents.
b. Quant à l'indemnité d'éviction
La demanderesse estime avoir droit également à une indemnité d'éviction sur base de l'art. 20 de la loi du 13 avril 1995. Elle évalue cette indemnité à 6 mois de rémunération, soit 531.733 BEF.
Aux termes de cet article, « après la cessation du contrat, l'agent commercial a droit à une indemnité d'éviction lorsqu'il a apporté de nouveaux clients au commettant ou a développé sensiblement les affaires avec la clientèle existante, pour autant que cette activité doive encore procurer des avantages substantiels au commettant » .
La défenderesse fait valoir que « l'indemnité (d'éviction) n'est pas due si le commettant a mis fin au contrat en raison d'un manquement grave prévu à l'art. 19, al. 1 imputable à l'agent » (l'art. 20, al. 5, 1° de la loi du 13 avril 1995).
L'art. 20 de la loi du 13 avril 1995 ne renvoyant pas à l'art. 19, als. 2 et 3, elle considère que même si le congé a été notifié tardivement, c'est-à-dire de manière irrégulière, aucune indemnité d'éviction ne peut être due vu l'existence d'un manquement grave dans le chef de la demanderesse. In casu, celle-ci aurait notamment démarché de la clientèle de manière déloyale.
Ce raisonnement ne peut être suivi.
« L 'indemnité de clientèle (n'est pas due) lorsque (l'agent)fait l'objet d'un renvoi immédiat pour faute grave. Encore faut-il que cette révocation extraordinaire soit à la fois légitime et régulière » (A. de Theux, La fin du contrat d'agence commerciale, Bruylant, 1997, p. 88, souligné par le tribunal). L'art. 19 doit être lu dans son ensemble.
A défaut pour la défenderesse d'avoir notifié, dans les formes et délais prescrits, l'existence d'un manquement grave, elle n'était pas en droit de « résilier le contrat sans préavis » comme prévu à l'art. 19, al. 1.
Partant, les conditions d'application de l'art. 19, al. 1 n'étant pas remplies, il ne peut être fait application de l'art. 20, al. 5, 1°.
Il n'est pas contesté que la demanderesse a fourni à la défenderesse de la clientèle sur le marché belge.
Il n'est pas davantage contesté que cette clientèle procurera encore des avantages substantiels à la défenderesse.
La demande d'indemnité d'éviction est dès lors fondée en son principe et en son montant (non contesté).
c. Quant aux arriérés de commissions
La demanderesse réclame le paiement d'arriérés de commissions pour l'année 1999 à concurrence de la somme provisionnelle de 1.000.000 BEF.
Cette demande n'est pas contestée en son principe, ni en son quantum. La défenderesse propose de compenser ce montant avec les dommages et intérêts dont elle demande le paiement dans le cadre d'une demande intitulée « demande reconventionnelle » .
Force est de constater que cette « demande reconventionnelle » en paiement de dommages et intérêts n'est pas dirigée contre la demanderesse, mais contre la SARL Intermedoc, citée en intervention forcée. A l'audience du 30 mai 2001, l'examen de cette demande en intervention forcée a été renvoyée au rôle.
La demande de paiement d'arriérés de commissions est fondée.
Par ces motifs,
Le tribunal,
Statuant contradictoirement,
Ecartant toutes autres conclusions,
Vu la loi du 15 juin 1935 sur l'emploi des langues en matière judiciaire,
Déclare l'action recevable et fondée ;
Condamne la S.A. de droit français Bordeaux Tradition à fournir à la S.A. Etablissements Cordonnier ses comptes relatifs aux commandes qu'elle a recueillies en 1999 sur le marché belge, dans les dix jours à compter de la signification du jugement, sous peine d'une astreinte de 5.000 BEF par jour de retard à communiquer une liste complète des commandes recueillies en 1999 sur le marché belge ;
Condamne la S.A. de droit français Bordeaux Tradition à payer à la S.A. Etablissements Cordonnier les sommes provisionnelles de 531.733 BEF à titre d'indemnité compensatoire de préavis, de 531.733 BEF à titre d'indemnité d'éviction et de 1.000.000 BEF provisionnels à titre d'arriérés de commissions relatives à l'année 1999, sommes majorées des intérêts judiciaires à dater du 6 mars 2000, date de la citation ;
Renvoie la cause au rôle pour le surplus ;
Condamne la S.A. de droit français Bordeaux Tradition aux dépens liquidés à la somme de 21.862 BEF à l'égard de la S.A. Etablissements Cordonnier et non liquidés à son propre égard ;
Autorise l'exécution provisoire du jugement nonobstant tout recours et sans caution ;
Pour autant que de besoin,
Disjoint la cause en ce qui concerne la SARL de droit français Intermedoc ;
En réserve l'examen et la renvoie au rôle ;
Sans préjudice en ce qui concerne l'exécution du paiement de l'art. 8.3 du règlement C.E. no. 974/98 du Conseil du 3 mai 1998 concernant l'introduction de l'EUR ;