I. Les décisions attaquées
Le pourvoi en cassation est dirigé contre les arrêts rendus les 11 juin 1996 et 18 janvier 2000 par la cour d’appel de Liège.
II. La procédure devant la Cour
Le président de section Claude Parmentier a fait rapport.
L’avocat général Thierry Werquin a conclu.
III. Les moyens de cassation
La demanderesse présente deux moyens libellés dans les termes suivants :
1. Premier moyen
Dispositions légales violées
– arts. 2, 3, 5 à 18, 21 et 22 de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 entre les États membres de la Communauté économique européenne concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matières civile et commerciale, approuvée par la loi du 13 janvier 1971 ;
– arts. 564, 634, 635, 3, 6 et 9, du Code judiciaire.
Décisions et motifs critiqués
L’arrêt attaqué du 11 juin 1996 rejette le déclinatoire de juridiction des tribunaux belges opposé par la demanderesse à la demande en intervention et en garantie formée contre elle par la défenderesse, déclinatoire fondé sur l’art. 13 de ses conditions générales de vente qui contenait une attribution de compétence territoriale aux tribunaux de Bonn, et justifie cette décision par la considération que « la procédure engagée ne permet pas de faire droit à cette attribution de compétence contractuelle » dès lors, d’une part, « que c’est par une citation en intervention forcée et garantie que (la demanderesse) a été attraite devant les juridictions belges, ce que permettent les arts. 564, 634, 635,3, 6 et 9, du Code judiciaire » et, d’autre part, « qu’à supposer même que la (défenderesse) ait assigné (la demanderesse) devant les juridictions allemandes, elle serait en droit d’en demander, en arguant de la litispendance et de la connexité, le dessaisissement au profit des tribunaux belges, premiers saisis, sur la base des arts. 21 et 22 de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 entre les États membres de la Communauté économique européenne concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile ou commerciale ».
Griefs
1.1. Première branche
L’art. 2, al. 1er, de la Convention du 27 septembre 1968 porte que « sous réserve des dispositions de la présente Convention les personnes domiciliées sur le territoire d’un État contractant sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État » ; aux termes de l’art. 3, al. 1er, de la même convention, « les personnes domiciliées sur le territoire d’un état contractant ne peuvent être attraites devant les tribunaux d’un autre État contractant qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 6 du (...) titre (II) ». Il se déduit de ces dispositions, en particulier de l’art. 3, al. 1er, que les règles de compétence établies par la Convention de Bruxelles l’emportent sur les règles nationales et, partant, excluent l’application des dispositions du Code judiciaire relatives à la compétence d’attribution et à la compétence territoriale, en particulier l’application des règles de ce code relatives aux demandes en intervention, à la litispendance et à la connexité, établies par les arts. 564, 634, 635,3, 6 et 9. En l’espèce, l’arrêt attaqué du 11 juin 1996 admet que la demanderesse, dont le siège social était, selon les mentions mêmes de la décision, établi à Troisdorff en Allemagne, puisse être attraite devant les juridictions belges sur la base des dispositions précitées du Code judiciaire, c’est-à-dire d’autres règles que celles énoncées aux sections 2 à 6 du titre II de la Convention de Bruxelles. Partant, il viole ces règles de la convention et fait une application inexacte des articles du Code judiciaire qu’il vise (violation de toutes les dispositions de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 visées au moyen et des arts. 564, 634, 635,3, 6 et 9, du Code judiciaire).
1.2. Seconde branche
D’une part, les arts. 21 et 22 de la Convention de Bruxelles, qui sont inscrits dans la section 8 de son titre II, n’établissent pas la compétence d’un juge d’un État contractant pour statuer sur une demande qui est en situation de litispendance ou de connexité avec une autre demande dont ce juge est saisi ;
d’autre part, il suit de ces mêmes articles de la Convention de Bruxelles que seul le juge second saisi est compétent pour vérifier si les conditions de la litispendance ou de la connexité sont remplies et pour décider, le cas échéant, de surseoir à statuer et, ensuite, de se dessaisir au profit du juge premier saisi si la compétence de celui-ci a été établie. En l’espèce, l’arrêt attaqué du 11 juin 1996 fonde la compétence des tribunaux belges sur la considération que la demande en intervention formée par la défenderesse contre la demanderesse est connexe ou, même, en situation de litispendance avec la cause principale pendante devant ces tribunaux et que, si elle avait cité la demanderesse devant les juridictions allemandes, la défenderesse « serait en droit d’en demander (...) le dessaisissement au profit des tribunaux belges, premiers saisis ». En statuant de la sorte, l’arrêt du 11 juin 1996 viole les arts. 21 et 22 de la Convention de Bruxelles qui, d’une part, ne sont pas des dispositions attributives de compétence et qui, d’autre part, ne permettent pas aux juges d’un État contractant, premiers saisis, de se prononcer sur l’existence des conditions de la litispendance ou de la connexité. L’arrêt viole, en outre, l’art. 3 de la Convention de Bruxelles dès lors que, en vertu de cette disposition, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État contractant ne peuvent être attraites devant les tribunaux d’un autre État contractant « qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 6 » du titre II (violation des arts. 3, 21 et 22 de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968).
2. Second moyen
Dispositions légales violées arts. 1134, 1582, 1710, 1711 et 1787 du Code civil.
Décisions et motifs critiqués
Après avoir considéré, d’une part, sur le fondement des « différents éléments » qu’il passe en revue et déduits « des documents produits et des différents rapports de l’expert O. », « que la (demanderesse), à l’intermédiaire de son délégué J.-P. N., a donc non seulement fourni les matériaux qui ont posé problème mais également proposé la composition de la toiture et ‘contrôlé que la composition et l’exécution de cette toiture étaient bien conformes à ses directives’ (...) » et « que l’on peut en conclure que la (demanderesse) a dépassé son rôle de fournisseur, en s’arrogeant un rôle de concepteur que toutes les parties ont accepté, et en premier lieu le bureau d’architecture C., compte tenu de sa spécialisation dans ce domaine de nouveaux matériaux d’isolation et d’étanchéité » et, d’autre part, « qu’en l’espèce, c’est bien une faute de conception qui doit être reprochée à la (demanderesse) », « qu’il n’est ni établi ni même soutenu qu’individuellement les matériaux fournis présentaient un défaut » et « que c’est au contraire la composition du revêtement de toiture, telle qu’elle a été préconisée par le délégué de la (demanderesse), qui est à l’origine des dégradations », l’arrêt attaqué du 18 janvier 2000 décide « qu’il résulte de tous les éléments susvisés que la (demanderesse) n’a pas seulement vendu un produit à placer dans une toiture mais qu’elle a véritablement réalisé une entreprise pour assurer l’étanchéité d’une toiture au moyen d’une technique d’assemblage de matériaux de composition sophistiquée » et en déduit, d’une part, que « dans la mesure où l’intervention de la (demanderesse) doit s’interpréter dans le cadre d’un contrat d’entreprise, cette dernière ne peut plus invoquer des restrictions très importantes de garanties prévues dans le cadre d’un contrat de vente, non applicable en l’espèce » et, d’autre part, « que dans la même perspective, le droit belge est seul applicable, la clause contractuelle prévoyant l’application du droit allemand figurant aussi dans le contrat de vente étant non applicable en l’espèce ». L’arrêt attaqué du 18 janvier 2000 décide en conséquence que la défenderesse, « sous-traitant responsable de la toiture, peut reprocher à (la demanderesse) sa faute contractuelle dans la conception de l’étanchéité de ladite toiture » et, « dans ce cadre, (...) réclamer son propre préjudice subi lors de la réfection de la toiture et exercer une action en garantie pour les condamnations prononcées à sa charge au bénéfice de l’entrepreneur principal », sans avoir égard à la limitation de garantie contractuellement prévue entre les parties ni au droit allemand déclaré contractuellement applicable dans leurs relations.
Griefs
En vertu du principe de l’autonomie de la volonté et du principe de la convention-loi, consacrés par l’art. 1134 du Code civil, d’une part, les parties peuvent, sous la seule réserve de l’ordre public, des bonnes mœurs et du droit impératif, conclure toutes les conventions qu’elles veulent, dont elles déterminent librement le contenu et, d’autre part, le juge est tenu d’appliquer la convention « légalement formée » telle que les parties l’ont voulue.
2.1. Première branche
S’il doit être compris en ce sens que les parties auraient conclu deux contrats distincts en l’occurrence, un contrat de vente relatif à la fourniture des matériaux d’isolation et d’étanchéité et un contrat d’entreprise relatif à la conception de la composition de la toiture et au contrôle de son exécution et qu’il s’ensuivrait que les règles convenues par les parties à propos des garanties promises par la demanderesse et du droit applicable sont sans application en l’espèce parce que la demanderesse a engagé sa responsabilité, non de vendeur, mais d’entrepreneur, l’arrêt attaqué du 18 janvier 2000 méconnaît le caractère unitaire du contrat complexe dont il a constaté l’existence entre les parties et le contenu qu’elles lui avaient donné, en relevant qu’avant le début des travaux, la défenderesse avait invité la demanderesse à lui faire parvenir « comme promis la garantie décennale sur les produits que vous nous fournissez et la garantie décennale sur la technique que vous avez préconisée pour l’exécution de ce travail », que la demanderesse avait, en réponse à cette invitation, accordé « sa garantie (...) pendant une période de dix ans si des défauts intervenaient pour autant que la pose ait été parfaitement exécutée, suivant ses instructions », que la demanderesse « a donc non seulement fourni les matériaux qui ont posé problème mais également proposé la composition de la toiture et ‘contrôlé’ que la composition et l’exécution de cette toiture étaient bien conformes à ses directives » et, ainsi, « dépassé son rôle de fournisseur, en s’arrogeant un rôle de concepteur que toutes les parties ont accepté ». Partant, l’arrêt ne justifie pas légalement sa décision de ne pas appliquer entre les parties les clauses du contrat restreignant les garanties accordées par la demanderesse et soumettant leurs relations au droit allemand (violation de l’art. 1134 du Code civil).
2.2. Seconde branche
S’il doit être compris en ce sens que les parties auraient conclu une convention complexe qui, en raison du rôle de concepteur et de contrôleur assumé par la demanderesse avec l’accord de toutes les parties, est non un contrat de vente mais un contrat d’entreprise et qu’il s’ensuivrait que les clauses contractuelles relatives aux garanties et au droit applicable ne peuvent être invoquées parce que la demanderesse a engagé sa responsabilité en tant qu’entrepreneur et non en tant que vendeur, l’arrêt attaqué du 18 janvier 2000 ne justifie pas légalement la qualification de contrat d’entreprise qu’il retient ; en effet la circonstance que la demanderesse s’est arrogée, avec l’accord de toutes les parties, un rôle de concepteur de la composition du revêtement de la toiture et de contrôleur de cette composition et de l’exécution, n’implique nullement qu’elle aurait « dépassé son rôle de fournisseur », dès lors que, ainsi que l’arrêt le constate, les matériaux d’isolation et d’étanchéité qu’elle fabrique sont nouveaux et hautement spécialisés ; le fabricant de produits qui répondent à ces caractéristiques ne sort pas de « son rôle de fournisseur » en participant avec d’autres ou, même, en assumant seul la conception de leur mise en œuvre et le contrôle de cette mise en œuvre par des tiers non spécialisés. Partant, l’arrêt du 18 janvier 2000 ne décide pas légalement que, dès lors que la convention entre parties est un contrat d’entreprise, la demanderesse ne peut revendiquer l’application ni des restrictions des garanties prévues « dans le cadre d’un contrat de vente », ni du droit allemand conformément à « la clause contractuelle (...) figurant aussi dans le contrat de vente » (violation des arts. 1134, 1582, 1710, 1711 et 1787 du Code civil).
IV. La décision de la Cour
Sur la fin de non-recevoir opposée par la défenderesse au pourvoi en tant qu’il est dirigé contre l’arrêt du 18 janvier 2000 :
Attendu que le pourvoi est dirigé contre deux arrêts rendus l’un le 11 juin 1996, l’autre le 18 janvier 2000 ;
Attendu que la cassation du premier arrêt, qui sera prononcée, aura pour effet d’entraîner l’annulation de l’arrêt du 18 janvier 2000 ; que l’annulation d’un arrêt subséquent doit être prononcée, lors même que le pourvoi dirigé contre cet arrêt fût tardif ou irrégulier ;
Que la fin de non-recevoir ne peut être accueillie ;
Sur le premier moyen :
Quant à la première branche :
Attendu qu’aux termes de l’art. 2, al. 1er, de la Convention du 27 septembre 1968 entre les États membres de la Communauté économique européenne concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, sous réserve des dispositions de cette convention, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État contractant sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État ;
Qu’en vertu de l’art. 3, al. 1er, de cette convention, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État contractant ne peuvent être attraites devant les tribunaux d’un autre État contractant qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 6 du Titre II consacré à la compétence ;
Attendu que, pour écarter l’application d’une clause attributive de juridiction aux tribunaux de Bonn insérée dans les conditions générales de vente de la demanderesse, l’arrêt considère que « c’est par une citation en intervention forcée et garantie que (la demanderesse) a été attraite devant les juridictions belges, ce que permettent les arts. 564, 634, 635,3, 6 et 9, du Code judiciaire » ;
Qu’il viole ainsi les dispositions précitées de la Convention du 27 septembre 1968 ;
Quant à la seconde branche :
Attendu qu’en vertu des arts. 21 et 22 de la Convention du 27 septembre 1968, la juridiction saisie en second lieu sursoit d’office à statuer en cas de litispendance ou peut surseoir à statuer en cas de connexité ;
Attendu que ces dispositions, qui ne sont pas attributives de compétence, n’autorisent pas le juge d’un État contractant, premier saisi, à se prononcer lui-même sur les conditions de la litispendance ou de la connexité ;
Que l’arrêt, qui considère « qu’à supposer même que la (défenderesse) ait assigné (la demanderesse) devant les juridictions allemandes, elle serait en droit d’en demander, en arguant de la litispendance et de la connexité, le dessaisissement au profit des tribunaux belges, premiers saisis, sur la base des arts. 21 et 22 de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 », viole ces dispositions ;
Attendu que le moyen, en ses deux branches, est fondé ;
Et attendu que la cassation de l’arrêt attaqué du 11 juin 1996 entraîne l’annulation de l’arrêt du 18 janvier 2000 dans la mesure où il statue sur les demandes de la défenderesse contre la demanderesse ;
Par ces motifs,
La Cour
Casse l’arrêt attaqué du 11 juin 1996 en tant qu’il statue sur l’action en garantie de la défenderesse contre la demanderesse, ainsi que sur les dépens de ces parties, et annule dans la même mesure l’arrêt du 18 janvier 2000, qui en est la suite ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l’arrêt partiellement cassé et de l’arrêt partiellement annulé ;